samedi 12 janvier 2013

Occupation de la Ruhr (1923) : Poincaré pousse-au-crime


Trois remarques :

1°) la participation de la Belgique : pour une partie du monde (4), l’évènement qui est à l’origine de la dimension mondiale du conflit ouvert en 1914 est le viol de la neutralité belge par l’Empire allemand, épisode à la suite duquel le Royaume-Uni, co-garant de la neutralité belge, est entré en guerre avec son Empire multicontinental (le futur Commonwealth) contre l’Allemagne ; l’occupation de la Ruhr fut décidée par le chef du gouvernement français, Raymond Poincaré (5), qui avait été président de la République pendant la Guerre ; la France est très isolée dans cette affaire, mais que le gouvernement Poincaré soit parvenu à s’assurer le concours de la Belgique (Premier ministre : Georges Theunis) relativise cet isolement d’un point de vue symbolique ;

2°) les matières premières disponibles et nécessaires à l’industrie sidérurgique (production d’acier) se trouvaient de part et d’autre des frontières : le fer en France et le charbon en Allemagne, notamment dans la Ruhr ; environ un quart de siècle plus tard, en 1950, le projet de Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (C.E.C.A.) voudra éliminer une cause possible de conflits par la mise en commun de ces ressources au sein d’un même marché sans frontières ; le concepteur de ce projet, Jean Monnet (6), avait été brièvement Secrétaire Général adjoint de la Société des Nations dans les premières années de cette organisation, poste d’où il avait pu observer les données du conflit et constater l’impuissance de la S.D.N. dans cette affaire ; le chef du gouvernement français qui a décidé en 1923 de faire occuper la Ruhr, Raymond Poincaré commenta cyniquement, à l'époque, son initiative : "Nous venons chercher du charbon, voilà tout".

3°) parmi les victimes de l’occupation de la Ruhr (7), le nom de l’une, Albert Leo , dit Leo Schlageter (8), originaire de la Forêt Noire, membre d’une organisation soutenue par le ministère allemand de la Défense, employé de commerce, est plus particulièrement passé à la postérité. Leo Schlageter surveillait les services de renseignements des armées d’occupation, et fut accusé d’avoir saboté des voies de chemin de fer afin d’empêcher le transport de charbon des mines de la Ruhr vers les pays des armées d’occupation. Il fut arrêté, condamné à mort par un tribunal militaire français, et fusillé au printemps 1923. Une pièce de théâtre dont le titre est simplement "Schlageter" fut écrite entre 1929 et 1932 et représentée en 1933. C’est dans cet ouvrage que se trouve une formule que l’on a prêté à tort à différents personnages historiques : "quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver" ou "Als ich das Wort Kultur höre, entsichere ich mein Browning". L’origine de cette formule n’est pas un mot historique, mais se trouve dans un ouvrage de fiction consacré à un personnage qui a existé. Elle est prêtée à un interlocuteur de Leo Schlageter : dans cette scène, Schlageter et son camarade de temps de guerre Friedrich Thiemann étudient pour préparer un examen d’université mais commencent à se disputer sur le point de savoir si cela vaut la peine d’étudier alors que la nation n’est pas libre. Thiemann affirme qu’il préfèrerait se battre plutôt que d’étudier, et c’est au cours de cet échange que Thiemann prononce la phrase (9).


L'occupation de la Ruhr à l'initiative du gouvernement français de Raymond Poincaré fera des dizaines de victimes surtout parmi des civils allemands (fusillade à Essen qui sera marquée par un deuil officiel au Reichstag, à Weimar, en présence du Président Ebert, chef de l'Etat); un officier des forces d'occupation sera assassiné et à cette occasion les passants et civils se trouvant sur le passage de son cercueil seront contraints de se découvrir : des images filmées à l'époque montrent des soldats des troupes françaises d'occupation arrachant de force les couvre-chefs de certains passants et giflant les récalcitrants. Ces images authentiques seront naturellement utilisées pour promouvoir un esprit de revanche contre les occupants et vainqueurs de 1918, illustrer l'impuissance du régime républicain de Weimar à protéger son territoire et sa population. Cet épisode tragique discréditera la république de Weimar et contribuera à l'ascension ultérieure du national-socialisme et de Hitler dont le pousse-au-crime Raymond Poincaré fut un propagandiste involontaire mais diablement efficace.


 En France, en dehors de l'extrême-gauche, peu de voix s'élevèrent contre cette politique de force (10) sinon celle de Marc Sangnier, inspirateur de la démocratie chrétienne, futur résistant et co-fondateur du M.R.P. (Mouvement Républicain Populaire) en France. Dans l'ensemble, l'opinion publique et médiatique en France apporta un soutien (10) temporaire et superficiel à la politique de force de Poincaré qui perdra les élections législatives de 1924 et devra se retirer.


N O T E S

(1) On trouve une carte de l’Europe en 1923, ou vers 1923 dans les manuels de 3e (Chaudron/Knafou), Belin, 2007 pp. 22 et 23, et (Martin Ivernel), Hatier, 2006, pp. 28 et 29 ;

(2) Traité de Versailles, voir : dossier pp. 30 et 31 du manuel de 3e (Chaudron/Knafou), Belin, 2007 / pp. 30 et 31 du manuel de 3e (Martin Ivernel), Hatier, 2006 ;

(3) Histoire de France illustrée, Larousse-Sélection du Reader’s Digest, 1995, tome : la Grande Guerre et ses lendemains : 1914-1935, pp. 118-119 : troupes françaises traversant la ville d’Essen dans la Ruhr le 15 janvier 1923 (Phot. E.C.P. - Armées) ;

(4) Ceci concerne surtout les parties du monde marquées par l’expérience britannique de la guerre de 1914-1918 ; en Irlande, les soldats enrolés dans les années britanniques étaient salués comme s’étant battus "for the freedom of Belgium and small nations" (pour la liberté de la Belgique et des petites nations) ;

(5) voir : Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, Bordas, 1983 : tome VI N-P, article Poincaré, pp. 3574 à 3576 ;

(6) Jean Monnet, Mémoires (1976), publié en Livre de Poche, chapitre IV : La Société des Nations, pp. 105 à 135 ; voir notamment la relation que fait Jean Monnet d’une conversation qu’il eut avec Raymond Poincaré sur la question des réparations (p. 134, 2e paragraphe) ;

(7) voir Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, Bordas, 1983 : tome VII Q-S, pp. 3966 et 3967, paragraphe "L’occupation de la Ruhr" (1923-1925) in article Ruhr ;

(8) voir article Schlageter Leo in Wikipedia en français (adresse : http://fr.wikipedia.org/wiki/Albert...) ;

(9) source : article Hanns Johst in Wikipedia en français (adresse : http://fr.wikipedia.org/wiki/Hanns_Johst);

(10) il existe une superstition tenace selon laquelle une politique de force est a priori efficace et juste; cette superstition nationaliste réapparaît dans les périodes de difficultés et attribue celles-ci à l'absence d'une démonstration de force et de puissance de la part des gouvernants dans les épisodes précédents d'une crise;

 dans le cas de la France, la dénonciation  rituelle d'un sous-armement, réel ou prétendu, est régulièrement utilisée pour expliquer les déboires militaires du pays à différentes époques et permet d'esquiver l'évaluation de la politique étrangère : celle-ci est toujours, a priori, toujours réputée avoir été trop complaisante, trop faible, trop "molle". Cet argument est envisagé de façon acritique et se révèle la plupart du temps erroné. Il explique qu'en 1962 la création d'une force atomique de dissuasion pour la France ait été acquise pratiquement sans débat : les arguments rationnels des opposants à cette force étaient parasités par la crainte d'une assimilation desdits opposants aux prétendus responsables de défaites militaires antérieures. C'était infondé, mais ça a fonctionné.